« D'abord on lit des histoires inventées par d'autres », avait-elle commencé, d'une voix qui montrait son habitude de parler en public. « Et l'on découvre le temps de cette heure magique l'excitation de devenir un autre, plusieurs autres. Puis l'on veut écrire ses propres histoires, en citant celles que l'on a lues. Et l'on apprend comment devenir autre. Et l'on découvre qu'il n'existe aucune limite que la fiction ne permette de franchir. Alors on s'engage dans des expériences de dépersonnalisation plus longues et risquées. Changer d'époque, d'espace, de sexe, d'espèce. On s'absente si bien de soi! Et bientôt, nous n'acceptons plus de réintégrer notre moi social qu'en de plus en plus rares occasions. »
Sa main était posée sur le bras de Borges, comme pour vérifier qu'il était bien là.
« Comme ce soir par exemple. »
Il y eut des rires. Chacun, dans le salon, opinait d'un air entendu.
« Ensuite, continua-t-elle, si l'on a de la chance, si la fiction veut bien de nous (mais tout portrait, toute biographie, chacun le sait, est déjà une fiction), on devient soi-même personnage dans des histoires conçues par d'autres, qui imitent et répètent à leur tour celles que nous avions citées. Et ceux qui liront ces histoires, le temps d'une nouvelle heure magique, deviendront ce en quoi la volonté, le désir ou la malveillance d'autrui nous aura transformés. À la fin nous serons entièrement passés du côté du langage. Créés, agis et visités librement, par qui le veut.« Comme ce soir par exemple. »
Il y eut des rires. Chacun, dans le salon, opinait d'un air entendu.
– La prolifération des auteurs et personnages d'auteurs est-elle une fatalité ? Ne représente-t-elle pas un danger ? » avait-on cru nécessaire de la couper.
Geste de la main incitant a développer. Bruit de bracelets.
« Si tous les lecteurs de romans tendent à devenir des citationnistes auteurs de romans et que tous les personnages dans les romans tendent à devenir des personnages citationnistes auteurs de romans, n'y a-t-il pas le risque, à la longue, que tous les romans finissent par se ressembler, en reproduisant à l'identique le même bariolage de tissu écossais ? » On ignorait comment cette dernière image avait pu venir à l'esprit.
« C'est ce qui arrive quand un caméléon usurpe l'identité d'un autre caméléon. Et ce qui explique, en effet, pourquoi nous sommes condamnés à vivre et écrire toujours la même histoire, au fil du temps, à des degrés de moins en moins personnels. Tant mieux ! Telle que vous me voyez, il n'existe plus en moi qu'un faible pourcentage de – comment dites-vous ? L'Internationale Citationniste. Un nom. C'est tout ce qui reste, et tout ce dont nous avons besoin pour désigner les formes voyageuses que nous empruntons, destinées à se vider et se remplir, non plus d'air, mais de mots. Le nom que nous sommes et auquel nous donnons forme. Jorge, Luis, Borges. Ivan, Vladimirovitch, Chtcheglov. L', Internationale, Citationniste. Sujet, verbe, complément. Les phrases que nous devenons.
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